Dans la Lagune de Lagos, les revenus du tourisme aident les pêcheurs à financer l’introduction des espèces exotiques / la pisciculture

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Par Senami Kojah //

La collision entre la pagaie et le sable en pleine saison des pluies et le retrait des eaux visible sur les échasses en bois témoignent de l’impact des précipitations irrégulières, la diminution du niveau d’eau et du réchauffement des températures- indicateurs clés du changement climatique à Makoko, un village flottant sur la lagune de Lagos habité par une tribu de pêcheurs de plus de 100 000 habitants.

Les pêcheurs artisanaux, dont les ancêtres ont exploités ces eaux pendant plus d’un siècle, reconnaissent que les espèces de poissons naturellement présentes dans les eaux, telles que le thon rouge d’Afrique, la dorade du Sénégal, le silure d’Afrique de l’Ouest et les moules comestibles, qui étaient vendues à des prix plus importants sur le marché, commencent à se faire rares, ce qui mettait à rude épreuve leur seule source de revenus de l’époque.

Le pêcheur Segun Azankpo en activité dans la lagune de Lagos

« Les prises étaient autrefois abondantes, nous attrapions toutes les espèces de poissons, puis nous ne voyions plus des Titus (maquereaux), des requins qui sortaient de l’océan de façon saisonnière, des poissons-chats argentés et autres », a déclaré Segun Azankpo, un pêcheur bien connu de la région.

Ses maigres prises sont maintenant complétées par l’argent gagné en louant sa pirogue aux touristes.

Pourquoi le déclin des stocks de poissons dans la Lagune

Il y a treize ans, en 2007, une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [la dernière étude disponible, ndla]a mis en exergue qu’outre le changement climatique, la surpêche pratiquée par les flottes industrielles dans les zones côtières nigérianes telles que Lagos entraînait une baisse en quantité et en qualité des prises tout en provoquant « une dégradation environnementale qui entrave sérieusement la productivité du secteur artisanal et une baisse de rendement due au manque d’innovation technique ».

Afin de pérenniser l’exploitation de ces eaux malgré les difficultés, certains pêcheurs se sont rabattus sur les revenus tirés des activités touristiques de leur communauté. Ces revenus leur permettent ensuite de financer l’introduction d’espèces non indigènes telles que le bayard, l’arowana africain et le grunts qui commencent à dominer la lagune. Fascinés par l’attrait des voies d’eau ténébreuses et complexes tissées entre des échasses en bois de fortune, les touristes étrangers et locaux en quête de nouvelles aventures, les YouTubers et les célébrités cherchant à créer un contenu encore inconnu à leur public se ruent en grand nombre sur Makoko, fournissant ainsi des revenus que les pêcheurs locaux utilisent à leur tour pour faire fructifier leurs exploitations piscicoles.

John Awume, un homme d’âge moyen qui pêchait autrefois mais qui organise désormais des excursions à la rame pour les touristes comme guide touristique, a déclaré qu’il avait décidé de faire une pause dans la pêche pour économiser de l’argent et créer sa propre ferme piscicole avec de nouvelles espèces avec un meilleur rendement et qui ne sont pas à la portée des chalutiers industriels. « Par le passé, j’étais un pécheur très actif, mais les rendements sont passés à un niveau très bas et ma pirogue a connu des problèmes techniques, si bien que j’ai été fauché, ma spécialité étant les gros poissons. Quand les touristes viennent, ils paient, même si ce n’est pas beaucoup, mais j’économise pour lancer ma propre ferme piscicole car je vois que cela est beaucoup plus rentable dans le voisinage », dit-il.

L’introduction d’espèces non indigènes : une solution controversée

L’introduction de nouvelles espèces de poissons exotiques dans des eaux où le déclin des populations indigènes est manifeste et controversée en raison des inquiétudes liées à la conservation des écosystèmes. Dans le lac Victoria, partagé entre trois pays, le Kenya (6%), l’Ouganda (45%) et la Tanzanie (49%), la perche du Nil, un prédateur, Lates niloticus, et les tilapiines herbivores, Oreochromis niloticus, Oreochromis leucostictus, Tilapia zillii et Tilapia rendalii, ont été introduits dans le lac Victoria dans les années 1960 en conséquence du déclin des espèces indigènes.

Alors que le lac a connu un essor et que les pêcheurs prospéraient grâce aux opportunités économiques qu’il offrait, le lac a subi des changements écologiques entraînant la disparition d’espèces indigènes telles que les cichlidés endémiques et l’espèce indigène de tilapia Ngege (Oreochromis niloticus).

À Lagos, l’expert en conservation Damilola Ewuro craint que l’introduction de ces espèces exotiques ne vienne à terme perturber l’écosystème comme ce fut le cas pour le lac Victoria. IL recommande aux pêcheurs artisanaux de la lagune qui introduisent des espèces non indigènes une règlementation rigoureuse afin de protéger l’habitat naturel.

« Ce qui se passe, c’est que les pêcheurs achètent des alevins d’espèces exotiques avec une croissance plus rapide et les introduisent dans un bassin aménagé à l’intérieur de la lagune qui est sectionnée par des filets. Ce n’est donc pas comme si le gouvernement introduisait ces espèces pour soutenir l’économie, non. Ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui exercent un contrôle, mais à quel point ce contrôle est-il réellement exercé s’il existe un risque important que les poissons s’échappent de leur espace de confinement et se retrouvent dans les eaux plus profondes, ce qui constitue une menace pour les espèces naturelles ? Malheureusement cette situation est déjà d’actualité. Dans un pays comme le Nigeria où un emploi est difficile à trouver, il est nécessaire de féliciter les pêcheurs pour leur innovation qui a permis de transformer le tourisme que leur communauté attirait en un moyen de conservation du savoir-faire transmis par leurs ancêtres. Cependant, il est nécessaire d’opter pour une réglementation plus rigoureuse dans ce processus. Cette réglementation doit-être accompagnée d’une éducation afin de gagner la confiance et la coopération des pisciculteurs/pêcheurs qui devraient être en première ligne pour protéger la biodiversité de la lagune », a-t-il déclaré.

Des avantages à court terme, des incertitudes à long terme

Pour l’instant, des habitants comme Teju Azankpo, une vendeuse de poisson avec le reste de sa famille, profitent du boom qu’a entraîné l’introduction d’espèces non indigènes, devenu une activité rentable en raison de la forte demande de poisson à Lagos, la capitale économique du Nigeria. Créant ainsi plus d’opportunités pour des familles comme la sienne, qui autrement auraient des revenus faibles.

En transformant des grandes quantités de bassines de poissons, elle dit que l’abondance des prises lui a permis, ainsi qu’à sa famille, de s’instruire : « Les hommes en apportent beaucoup. Nous ne demandons pas les noms des espèces, nous nous contentons de nettoyer et de transformer. Nous sommes allés à l’école grâce aux revenus du poisson, alors je suis heureuse de faire ce travail », dit-elle.

Comme le processus d’introduction d’espèces non indigènes est principalement mis en oeuvre par les pêcheurs locaux en raison de l’absence d’intervention du gouvernement dans la lagune, des pêcheurs comme Moses Stephen profitent de la présence croissante des touristes sur leurs eaux pour faire des économies afin de créer des fermes spéciales dans la lagune, généralement délimitées par des perches de bambou et des filets de pêche où sont gardés les poissons.

Il a déclaré que : « Nous gagnions de l’argent en fabriquant et vendant des filets pour augmenter le revenu des prises que nous faisions avant que les pêcheurs ne se lancent dans la pisciculture. Aujourd’hui, nous comptons sur les 10 000, 7 000 ou 20 000 nairas des touristes qui viennent prendre des photos de notre bidonville pour combler ce vide ».

La pollution massive de la lagune de Lagos causée par les populations qui y vivent a fait des ravages. Selon Stephen, pour mettre en place ces structures permettant l’introduction d’espèces non indigènes, les pêcheurs doivent descendre plus profondément dans la lagune et, ce faisant, perturbent de nouvelles zones.

« L’eau où se trouvent les maisons est en train de s’évaporer et elle sent mauvais. Il y a toujours de la saleté et de la pollution, donc aucun poisson ne peut y survivre, donc pour démarrer la ferme, il faut aller plus en profondeur dans la lagune », a-t-il ajouté.

Si la pratique de l’introduction de poissons non indigènes semble être envisageable à court terme – comme dans le cas du lac Victoria -, elle peut être dangereuse à long terme, entraînant la quasi-extinction ou l’extinction des poissons endémiques de la lagune. Les poissons exotiques qui s’échappent de ces installations érigées par les pêcheurs locaux, se reproduisent massivement et deviennent envahissants. Les risques de pollution génétique, de transfert de parasites et de modification de l’habitat sont également fortement élevés et peuvent nuire à l’écosystème à long terme.

Cet article a été écrit avec le soutien du REJOPRA, Réseau de Journalistes pour une Pêche Responsable en Afrique.

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