Au sud du Bénin, les femmes pleurent en fumant le poisson

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Plus qu’une simple activité de subsistance, le fumage au littoral Bénin constitue une réelle activité entrepreneuriale dans la vie quotidienne de nombreux acteurs. Il leur offre certes de nombreux emplois permanents mais, occasionne toutefois des situations d’inconforts sanitaires. Plongé dans cet univers, sur les sites de fumages de Cotonou, Sémè et Ouidah, notre enquête qui passe en revue les risques encourus sur la santé, répond à plusieurs interrogations.

Par Prisca NEKEYAN

Onze heures, ce mardi, devant le grand site de fumage de Cotonou, situé au quartier balnéaire de Placodji, femmes, fumée et odeur de poissons ne font qu’un. Dame Bertille, imposante est debout devant la porte principale. Un pagne noué autour des reins et un autre autour de la poitrine, elle semble bien plus vieille que ses 38 ans.

D’un regard interrogateur, elle vocifère en langue locale en se dirigeant vers un fumoir en fût métallique disposé à l’aile gauche du site. Bien assise à son aise, elle s’affaire autour du grand baril métallique superposé de grillages.

Dégoulinante de sueur, inhalant la fumée, cette mère de quatre enfants insère, tour à tour du bois, des sciures de bois et des coques de noix de coco. A l’aide d’un éventail traditionnel, elle souffle et souffle encore sur la braise pour attiser le feu.

De son geste artistique traduisant sa passion et sa dextérité, elle aligne les poissons sur le grillage graisseux. « Je fume le poisson depuis de nombreuses années. Je l’ai appris de ma mère qui elle aussi était fumeuse. Je ne suis pas allée à l’école, j’ai grandi ici près de ma mère et j’ai aujourd’hui huit fourneaux et de nombreuses grilles », témoigne-t-elle sous cette atmosphère étouffante.

Des fagots de bois utilisé pour le fumage du poisson

Tout le monde est occupé sur ce site encombré. L’air lourd de fumée fait picoter les yeux. Mais, tout semble plus que normal pour toutes ces femmes dans cet univers saturé par une épaisse fumée blanche et des fagots de bois mal ordonnés.

Le fumage qui constitue l’une des méthodes de conservation pratiquée au Sud du Bénin, se fait aussi sur plusieurs autres sites. Prenant la route des pêches, un après-midi très ensoleillé, tout au long de la lagune côtière de Avlekete-plage à Djebjadji (des localités de Ouidah), on aperçoit au loin des cases en palme de coco.

Alors que l’on se laisse bercer par le bruit des vagues, une brise légèrement parfumée de poisson grillé titille les narines. Au loin dans les nuages une fumée blanche monte et se disperse. On entend une voix grave : « Nous sommes des pêcheurs venus du Ghana, c’est notre concession ! ». C’est Sieur Alomasso Atchou Louis, chef de famille entouré de son épouse Kuyean, ses sœurs et cousins.

Le site est très propre et agréable. Et, le four rectangulaire en brique de ciment six sur quatre mètres soutenant six grillages estun modèle de four importé du Ghana. « Il coûte environ 150 000 Fcfa et nous en avons trois dans la concession. Et tous ici au quartier Atchignicodji du village Kouvénafidé. C’est comme ça ! Nous on va à la pêche et ce sont les femmes qui fument », renseigne-t-il.

Dame Kyean à coté s’affaire près du four. Près d’elle, un grand panier d’environ un mètre de haut plein de beaux poissons dorés. « C’est du brochet déjà fumé pour une valeur de 450 000 Fcfa, ils ont été fumés pendant une semaine. Au prochain jour de marché de Kpassè de Ouidah, nous vendrons en gros ».

Sur ce site, les cases de fumage sont séparées des habitations. « Et quand la mer est bonne, on est là du lundi au samedi à travailler du poisson. Je fume jusqu’à 15 paniers par jour, mais quand le poisson se fait rare, je fais en moyenne cinq » poursuit-elle.

Les poissons sont lavés à plusieurs reprises, triés, écaillés et découpés. D’autres sont pliés, la queue introduite dans la bouche. Ensuite, ils sont étalés sur les grilles en positionnant les plus gros en bas.Les clients raffolent du poisson fumé, convaincus qu’il est plus diététique que le poisson frais. « Avant, nous utilisions le bois de la mangrove, mais les agents de l’Etat nous ont sensibilisé, alors on achète le bois de teck, 30 000 Fcfa la bâchée ! ».

Très organisé, le fumage se pratique en clan, avec la main d’œuvre familiale. Dans la répartition des tâches, bien qu’allant à l’école, enfants et adolescents mettent aussi la main à la patte et apprennent au fur à mesure. Avec le temps, ils acquerront la dextérité.

Marcel Goudohèssi, agent du contrôle des produits halieutique et aquacole de la Direction départementale de l’Agriculture, de l’élevage et de la pêche, Zone 3, signale qu’un contrôle de qualité régulier est effectué sur les sites, conformément à la réglementation en vigueur au Bénin. « Il en est de même des mesures d’hygiène applicables à tous les stades de la transformation », avise-t-il. « Nous veillons à ce que les équipements respectent de l’environnement tout en diminuant la consommation de bois et l’émission de CO2 ».

Une attention fait remarquer dame Kyean : qui poursuit « Nous aurions souhaité avoir des prêts importants, au moins cinq (05) millions pour être davantage à l’aise. Ce dont nous bénéficions ici, ce sont des petites sommes ». Arborant un large sourire qui fait ressortir son bien-être elle proclame « Je ne veux pas que mes enfants le fassent. C’est bénéfique mais harassant. Ils vont à l’école pour être grands patrons ! ».

Ajustant le bois de feu et clignant les yeux elle s’exclame : « La fumée, on ne peut pas s’en passer ! C’est ça qui fait le poisson et comme nous on est sensibilisé alors on fume à la cuisine et la fumée va dehors… Mais c’est vrai, j’ai parfois besoin de lunettes pour me protéger ».  

Un commerce conjugué au féminin 

Femmes de pêcheurs, mareyeuses, fumeuses sont toutes impliquées dans l’activité de fumage du poisson. De 20 à plus de 60 ans, elles sont en majorité analphabètes et déscolarisées. Exerçant dans l’informel, elles essayent de se rattraper en se regroupant en association de proximité. « Par ce canal nous allons souvent aux séances de formation et de sensibilisations », rapporte une autre femme.

La minorité alphabétisée le doit grâce aux programmes mis en place par le gouvernement. Source de richesse, l’activité de fumage de poisson sur certains sites ne procure que des sommes d’argent substantielles pour sortir de la précarité.

Si beaucoup d’entre elles l’exercent par héritage et génération, d’autres par contre y sont contraintes. « Je suis ouvrière et suis payée à 500 FCfa par jour et quelques poissons fumés. Mon mari a perdu son emploi et du jour au lendemain, nos revenus devenus limités m’ont amené à effectuer ce travail. Si un jour je rassemble suffisamment d’argent, je serais moi aussi propriétaire de mes propres poissons. Beaucoup ont d’ailleurs commencé comme ça, » clame la jeune Adèle de Djeffa.

Pour exercer leur activité, les transformatrices se procurent du poisson de différentes espèces et qualités à vingt-cinq mille (25 000) F Cfa en moyenne la bassine de 15 litres environ.

Certaines le payent au comptant, d’autres, à crédit ou encore s’associent pour effectuer l’achat. « Lorsqu’ils sont gros, avec au moins 50 poissons, une fois découpés chacun en trois parties, on obtient environ 150 morceaux. Par trois, ces morceaux sont vendus à mille francs (1 000) FCFA.

La transformatrice gagnant environ Cinquante mille (50.000) F Cfa sur une bassine de poissons vendus. « Si nous retirons de cette somme les frais engagés, il nous reste vingt mille (25.000) FCFA comme bénéfice. Mais aujourd’hui on ne vend pas et le poisson se fait rare », marmonne, Dame Atindekou.

Le fumage long, qui dure environ deux jours, assure une conservation à long terme. Les plus courants sont les petits poissons comme les anchois ou les sardinelles qui sont fumés entiers. Le chef division post-capture, Fabrice Ahomlanto, renseigne : « Le fumage long destiné à l’exportation est très suivi. Le contrôle est présent conformément aux textes de certification en vigueur. Avant et après, en collaboration avec le laboratoire central, pour voir la qualité et aussi la présence des métaux lourds ». 

Des risques énormes nécessitant des contrôles sanitaires

Bien que la loi cadre du 7 août 2014 relative à la pêche et l’aquaculture au Bénin ait fixé en son article 86 les conditions de qualité traitement et de transformation des produits de la pêche, les conditions de pratique de fumage par les femmes du littoral ne rassurent pas toujours.

De la source d’eau à la qualité du poisson, la manipulation artisanale d’un produit aussi sensible que le poisson pose un sérieux problème d’hygiène. Le risque permanent de contamination microbienne ou d’une infestation par des insectes pendant la transformation, le stockage et la mise sur le marché est plus qu’évident.

Fabrice Ahomlanto, Chef de service capture à la Direction de la pêche, précise que des dispositions ont été prises pour assurer la qualité microbiologique du poisson tout au long du fumage. D’ailleurs : « des mesures sanitaires ont été prises par le gouvernement pour prévenir et limiter le développement des dangers liés à la consommation des denrées alimentaires et, par conséquent, pour en améliorer la qualité ».

La propreté de l’espace de travail et celle corporelle, la désinfection et le contrôle de la qualité du poisson avant d’être fumé, sont faits autant que possible « Le processus de production étant archaïque et les conditions de travail très pénibles, il est assez difficile de tout contrôler surtout au niveau des femmes fumeuses », poursuit l’ingénieur en Technologie alimentaire.

Le gouvernement ayant déjà obtenu le financement pour la construction de foyers de fumage amélioré, le site de Placodji est presque fini et il ne reste qu’à le poursuivre dans les autres sites.

Cette fumée nocive !

Au-delà de la problématique de déforestation qui n’est pas moins importante, le poisson fumé renferme un taux élevé d’Hydrocarbures aromatiques polycycliques (Hap), notamment le benzo(a)pyrène, un véritable danger de sécurité sanitaire dans les systèmes de fumage.

Aussi bien le producteur que le consommateur y est exposé. Le bois de chauffe utilisé par les femmes peut être toxique. Chez les Toffins au bord du lac Nokoué, ce sont les espèces des eaux douces et saumâtres, comme le tilapia et clarias qui sont fumés. L’espace est quasi insalubre, mais les poissons sont très prisés.

Les femmes Toffins utilisent un mélange de combustible composé de cartons d’emballage, de mangrove et du bois de recyclage urbain. A mains nues, les transformatrices manient le poisson brûlant tout en inhalant les épaisses couches de fumées chaudes et nocives. « Les femmes savent que la fumée est nocive, elles sont sensibilisées sur le type de bois qu’elles doivent utiliser mais elles préfèrent les bois ligneux pour éviter que le poisson ne diminue trop le poids, par conséquent le prix de cession, les conditions de vie étant très précaire, le contrôle préventif est plus pratiqué ».

Des constats faits par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), il ressort que la fumée de combustion du bois libère des Hydrocarbures polycycliques (Hap) qui se déposent sur les denrées et les imprègnent peu à peu.

Or, l’un de ces composés, le benzo[a]pyrène a été classé comme cancérogène avéré pour l’homme par le CIRC en 2005. Il serait capable d’endommager l’ADN et augmenterait le risque de cancer colorectal.

Sous l’action du feu, les femmes suent abondamment. La peau se déshydrate considérablement. Affaiblie par ces agressions répétées, la peau n’arrive plus à protéger l’organisme, ce qui constitue une porte ouverte au dessèchement de la peau. « Nous rentrons tous les jours pratiquement le soir à 21H. C’est la grande porte au paludisme » expose dame Gisèle « Je fume du poisson depuis des années et quand j’inhale de la fumée, comme toutes les femmes ici, on boit du lait Peak pour nettoyer le cœur ! Plusieurs fois j’ai été malade, j’ai longuement toussé. J’ai eu l’Apollo [maladie des yeux, ndla]. Mes larmes coulaient. Mais même sans fumage ça arrive non », rit et précise Karo de la ville de Ouidah. 

« Les autorités nous parlent de la fumée pendant les formations mais, ce qui nous préoccupe ici, c’est comment faire pour sortir de notre précarité ?» Tout en parlant, elle s’essuie ses yeux larmoyants, avec un pagne de propreté douteuse et en se mouchant bruyamment.

Les femmes approchées pour avoir des informations relatives aux risques à elles encourus, deviennent hostiles et menaçantes, est-ce un signe évident de leur ignorance ou de leur défaitisme ? Une interrogation pénible.

Ces femmes semblent beaucoup plus soucieuses par l’aspect pécuniaire. La précarité, seul la taxe de place de marche est exigée, la taxe sur les produits ne peut être prélevée, elles en sont réfractaires. Un comportement qui s’illustre par la réticence face aux nouveaux équipements.

Des portes ouvertes ?

Marquée par la volonté de sortir de la précarité, l’activité de transformation du poisson en produit fumé au littoral du Benin devient aujourd’hui une économie marchande annuelle. Elle ouvre la porte à une nouvelle donne économique.   

Aussi le Ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et de la Pêche a –t-il prévu dans le Plan de Travail Annuel 2019-2020 un plan de réaménagement des espaces de fumages. « Dans au moins deux sites les nouveaux fours sont déjà installés, Si ce n’est la pandémie COVID 19 qui a retardée les travaux des autres sites, on aurait déjà au moins fait ma moitié. La partie sensible à promouvoir est la vulgarisation des     techniques de transformation moderne ; Mais comme vous l’avez entendu des dames même, le grand obstacle ce sont les fumeuses même, elles préfèrent évoluer de façon individuelle » confirme Adrien MEVO contrôleur du site de Xlacodji.

La nécessité d’influencer le comportement social des fumeuses devient donc un challenge pour l’autorité compétente. Il urge de mobiliser des fonds et les acteurs sociaux pour un changement de comportements. Une déconstruction de la politique de l’emploi et de l’insertion des catégories sociales vulnérables dans le tissu économique est nécessaire. L’exemple des fumeuses du poisson devant servir de cas école !

Ce reportage a été réalisé avec le soutien du REJOPRA, le Réseau des journalistes pour une pêche responsable en Afrique.

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