Déclin du poisson dans le lac Victoria : les Kenyans se tournent vers l’Ouganda et la Chine pour s’approvisionner

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Par Pius Sawa, pour SIPANews.

Kisumu- Kenya.

Le soleil déjà au Zénith et je commence mon aventure de 40 kilomètres à travers plusieurs petites villes le long de la route de Kakamega-Kisumu, et comme point de départ, le marché aux poissons de Kambi, dans la ville de Kakamega. Le poisson frais n’a pas encore débarqué sur le marché et la plupart des kiosques de vente de poisson en bord de route sont fermés, les stands en bois sur lesquels le poisson est habituellement exposé sont maintenant tournés à l’envers – un signe qui prouve que les réserves de poisson du lac Victoria ont chuté, obligeant les acteurs de la chaîne à travailler tard dans la soirée.

Ce voyage d’une heure vers la ville de Kisumu me mène à la plage de Dunga, où les pêcheurs mettent à quai leurs pirogues après l’activité de la pêche. C’est là que les clients s’approvisionnent en tilapia, perche du Nil et autres variétés de poissons. Les activités semblent être en berne, bien que ce soit un vendredi, un jour où la plupart des gens inondent le marché au bord du lac pour s’amuser, des femmes avec des bassines en plastique sont assises dans une salle, qui est en fait une zone de collecte et de pesée de poissons. Les tables en aluminium et en fer sont vides. Les pirogues arrivent les unes après les autres dans un intervalle d’environ 20 minutes. Un groupe de femmes se dirige vers la pirogue pour chercher du poisson, tandis que d’autres attendent l’arrivée de leur embarcation spécifique.

“Il y a de cela des années, on pouvait venir ici le matin, avoir autant de quantité de poissons désirées et rentrer chez soi. Mais ce n’est plus le cas. Aujourd’hui on doit se battre pour le poisson.” Il n’y a plus de poisson dans le lac”, dit Annah Anyango, une septuagénaire, vendeuse de poisson depuis 30 ans.

Sur la plage de Dunga à Kisumu, des femmes attendent l’arrivée d’une pirogue pour acheter du poisson à revendre.

Elle a la chance d’avoir la moitié d’une bassine de poissons coupés et non le tilapia commun ou la perche du Nil. Avec plus de 11 orphelins à charge, Annah s’inquiète de l’avenir. « Jadis, je gagnais jusqu’à 3 000 shillings kenyans [environ 30 dollars, ndla], mais aujourd’hui, je ne peux gagner qu’environ 700 shillings kenyans [$7, ndla] ou moins par jour. J’ai éduqué mes enfants en vendant du poisson, mais maintenant j’ai aussi des orphelins à nourrir et à éduquer. La vie est dure ».

Pamela Achieng, une mère de huit enfants de l’Etat de Manyata, vend du poisson depuis 2008, mais sa vie a totalement basculé. « En 2008, le commerce du poisson était rentable. On pouvait faire de bons bénéfices qui nous permettaient de faire face à d’autres charges, comme payer les frais de scolarité et nourrir la famille. Le poisson était toujours en abondance entre avril et août, mais regardez maintenant, il n’y a plus rien. Je ne sais pas si c’est l’excès d’eau qui a fait qu’on ne voit plus le poisson ? »

Avec l’aggravation de la situation, de nombreux pêcheurs comme Maurice Otieno ont choisi de se reconvertir dans d’autres activités génératrices de revenus. Maurice évolue maintenant dans le milieu du transport urbain (bodabodas), transportant des passagers sur sa moto dans la ville de Kisumu. Cela fait maintenant trois ans qu’il a abandonné la pêche et il dit ne pas le regretter.

« J’étais pêcheur, mais vu la rareté du poisson, j’ai décidé de me lancer dans le milieu du transport bodaboda. Je connais très bien la pêche, mais ça ne me faisait pas vivre. Je ne sais pas si les poissons qui migrent ou quel est le problème ».

De nombreux pêcheurs comme Maurice ont choisi de quitter le lac au profit d’autres activités comme l’agriculture. Joyce Atieno Otieno vend du poisson à la plage de Dunga depuis quinze ans et a vu des hommes abandonner le métier de pêcheur.

« Je ne peux pas comparer les années précédentes à aujourd’hui. Aujourd’hui, le poisson est rare et les pêcheurs sont peu nombreux, car beaucoup sont retournés dans leurs villages et ont déserté les maisons qu’ils louaient près du lac, de peur que la situation ne s’aggrave dans l’avenir. Vous comprenez donc que tout est dégradé. Tu reviens avec une petite quantité de poisson, avec les coûts des intrants élevés et voilà quand on augmente les prix, les clients se plaignent ».

Au marché aux poissons de Kambi Somali à Kakamega, deux femmes employées préparent le poisson pour la friture, beaucoup d’entre elles ont perdu leur emploi en raison de la rareté de la ressource.

Le Dr Richard Munang, coordinateur régional du programme changement climatique, au compte du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), attribue la raréfaction des poissons dans le lac à l’augmentation des températures dans l’atmosphère en raison du changement climatique.

«  Avec le changement climatique, l’atmosphère se réchauffe. Le réchauffement entraîne alors le réchauffement des lacs qui appauvrit ensuite le niveau d’oxygène dans l’eau. L’eau chaude fait que les poissons ont besoin de plus d’oxygène pour leurs activités quotidiennes, comme se nourrir, se reproduire, etc. Cela réduit à la fois leur nombre et leur répartition, car le poisson peut se déplacer vers d’autres eaux transfrontalières moins chaudes ».

Il souligne également que les activités humaines – notamment l’empiètement, la pollution et la dégradation du lac et ses environs immédiats – ont perturbé l’écosystème. « La dégradation de l’écosystème riverain signifie que l’érosion des alentours finit par entraîner l’envasement [processus par lequel l’eau devient sale en raison des fines particules minérales présentes dans l’eau, ndla]du lac. La pollution favorise la croissance de mauvaises herbes envahissantes comme la jacinthe, qui réduisent le niveau d’oxygène et tuent les poissons. Avec l’affaiblissement des écosystèmes, le lac devient encore plus sensible aux effets du changement climatique et cela se transforme en un cycle vicieux ».

Le retour des pêcheurs du fond vers le rivage se fait au plus tôt dans l’après-midi, une journée qu’ils commencent à 4 heures du matin. Les femmes commencent la collecte du poisson vers 15 heures le soir, en espérant pouvoir le revendre à leurs clients vers 18 heures.

« Notre activité dépend des travailleurs qui quittent leur emploi vers six heures, qui viennent manger du poisson de 7h à 9h » explique Joyce Atieno.

Selon Joyce, près de 95 % des femmes dépendent du poisson pour assurer l’éducation de leurs enfants, nourrir leur famille et payer leur location. « Très peu de femmes ici ont des maris qui peuvent les soutenir. J’ai éduqué tous mes enfants grâce à la vente de poisson ».

Approvisionnement du Poisson de la Chine en Ouganda

« L’espèce Tilapia de la Chine est la plus vendue ici à Kisumu puisque la perche du Nil, qui est le meilleur poisson ici, se fait rare. Il est peu abondant car le lac n’en produit plus assez », explique Maurice, qui ajoute que le poisson de Chine est très prisé dans la ville de Kisumu. La Chine importe la plupart de ses stocks de poissons au Kenya ce qui aide les populations locales à maintenir l’équilibre entre l’offre et de la demande.

Les données compilées par le Département d’État de la pêche indiquent que la valeur du poisson importé de Chine en 2018 a augmenté de 11,8 % pour atteindre 1,7 milliard de Ksh (shillings kenyans, ndlt) en 2018. Le Kenya a importé 22 362 tonnes de poisson, contre 19 127 tonnes importées en 2017. Le poisson est consommé dans les hôtels, les restaurants, les pubs, les maisons et les lieux de restauration en bord de route. Les commerçants apprécient le poisson de Chine, car il est bon marché et facile à trouver.

Dans la ville de Kakamega, le commerce du poisson dépend beaucoup des stocks de la Chine, mais aussi de l’Ouganda voisin.

Au marché du poisson de Kambi, Florence Makokha Onyango, présidente des vendeurs de poisson du marché, déclare que « le poisson kenyan est très prisé et très cher. Mais le poisson de Chine a stimulé notre activité, car il nous permet de garantir l’approvisionnement de nos clients. Il est plus facile de se procurer du poisson chinois, car il suffit d’envoyer de l’argent à l’usine et le poisson est livré par un camion. Cependant, depuis le début de l’épidémie de coronavirus, il n’y a plus de poisson qui nous vient de la Chine ».

Avec seulement 6 % du lac Victoria au Kenya, l’Ouganda, qui possède 42 % de cette ressource en eau, est devenu un exportateur majeur vers le Kenya, mais à un prix. Yvonne Khayechia, d’Amalemba à Kakamega, n’a jamais vendu de poisson en provenance de Chine et s’approvisionne à Busia, en Ouganda.

« Auparavant, je prenais du poisson à Kisumu mais ce n’est plus le cas, je pense que c’est dû au changement climatique et à la surpêche qui a fait disparaître la ressource du lac. De nos jours je m’approvisionne du Busia, en Ouganda, et c’est un défi. Il faut se battre pour le poisson. Pour se rendre à Busia, il faut s’assurer de prendre le premier véhicule et atteindre le marché avant que les vendeurs ougandais ne transportent le poisson au marché frontalier. Parfois, on rate aussi cette opportunité et on revient le panier vide ».

Avec la pandémie du Coronavirus, la situation s’est aggravée pour Yvonne et les autres commerçants qui se rendaient à Busia. «  L’Ouganda a fermé la frontière pour qu’aucun poisson ne rentre plus au Kenya, ou s’il vient, c’est au travers beaucoup de difficultés et l’obtenir est un défi », explique Florence.

Des étals de poissons vides à Kakamega par manque d’approvisionnement.

Pour un vendeur de poisson comme Yvonne, avec le coût élevé du transport et l’augmentation du prix du poisson, la seule solution est d’augmenter le prix du poisson, ce qui entraîne un autre conflit avec ses clients. « Tout, du transport à l’huile de cuisson en passant par le prix du poisson, est élevé. Alors, on est obligé de faire des bénéfices, mais beaucoup de clients ne comprennent pas. Donc, l’activité est au ralenti ».

Pour les femmes qui vivent aux environs du Lac Victoria et de Kakamega, il n’est pas si facile d’abandonner l’activité de pêche et de se lancer dans une autre activité : « Quand on décide d’abandonner l’activité de pêche et qu’on a des responsabilités et des personnes à notre charge, cela devient un problème. Mais si on avait un autre moyen de survie, on aurait pu l’abandonner vu que les bénéfices sont faibles par rapport aux années précédentes où nous avions l’habitude de nous approvisionner en abondance dans le lac », explique Yvonne.

Florence a une suggestion à faire au gouvernement pour que le poisson revienne au lac Victoria. « Selon les pêcheurs, la rareté de la ressource a été causée par la surpêche et par la jacinthe d’eau. Si le gouvernement peut trouver un moyen d’éradiquer cette mauvaise herbe, cela pourrait aider. Vous savez que nous ne connaissons que cette activité. Entreprendre une nouvelle activité, c’est comme donner naissance à un nouveau bébé et en prendre soin jusqu’à sa maturité. Nous souhaitons que le gouvernement régénère le lac, afin que nous puissions poursuivre notre activité, car le poisson est un aliment riche et, comme vous le savez, il y a des gens à qui les médecins ont conseillé d’abandonner la viande rouge et au profit du poisson ».

Réduire les pertes post-récoltes

Le Dr Munang, expert dans des questions environnementales et de changement climatique, met en avant certaines des solutions durables.

Premièrement, il est nécessaire de gérer durablement ce qui est produit, en particulier en réduisant les pertes post récolte, celles qui se produisent entre la capture et la vente du produit. « Il convient de noter que le poisson traditionnellement pêché dans le lac est toujours préféré par les consommateurs au poisson des fermes piscicoles et importé, car on pense qu’il a un meilleur goût. Il est prisé par 70 % du marché kenyan. Cela revient donc à dire qu’il s’agit encore d’une ressource très précieuse qui doit être maximisée pour stimuler la croissance ».

On estime que les pêcheurs enregistrent entre 490 et 1 600 Ksh par habitant comme pertes post-récoltes. Ces pertes doivent être récupérées d’urgence pour préserver la ressource et améliorer les moyens de subsistance qu’elle représente.

«  Pour cela, la décentralisation des solutions climatiques accessibles des séchoirs solaires peut contribuer à ce que le poisson soit déshydraté efficacement et dans des conditions hygiéniques pour prolonger la durée de conservation tout en maintenant la qualité. Cette solution, appliquée à d’autres chaînes de valeur, s’est avérée rentable jusqu’à 30 fois plus pour les commerçants lorsqu’ils vendent pendant la période de contre saison, lorsque la demande est la plus forte, tout cela sans accumuler les émissions de gaz qui provoquent le changement climatique. Ces solutions devraient être étendues aussi aux pisciculteurs ».

Une autre solution consiste à fournir aux communautés vivant près des zones riveraines des moyens de subsistance alternatifs qui les dissuadent d’occuper les espaces autour du lac et les encouragent plutôt à protéger les sites riverains.

Au niveau politique, dit-il, ce qui est le plus nécessaire, c’est une plus grande cohérence entre les politiques mises en place par les différents secteurs, car les solutions nécessaires sont plus intégrées et nécessitent la contribution de tous ceux-là. Par exemple, la solution du séchoir solaire nécessitera des incitations financières pour permettre aux vendeurs de poisson d’avoir accès à ces solutions.

« Ceux-ci peuvent être fournis par le biais de coopératives locales afin d’assurer la redevabilité. Les coopératives, qui sont la structure de financement à la base, reçoivent des incitations spécifiques pour leur permettre de mettre à la disposition des membres un financement adéquat pour l’acquisition des séchoirs solaires. Cela signifie alors que le département des coopératives du ministère du commerce et de l’industrie travaille en étroite collaboration avec le ministère de l’agriculture, le département de la pêche et le ministère de la planification pour offrir un ensemble cohérent de moyens d’incitations qui puissent attirer des investissements au niveau opérationnel pour une mise à l’échelle d’une telle solution ».

Cet article a été produit avec le soutien du REJOPRA (Réseau des Journalistes pour une Pêche Responsable en Afrique). 

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